L’artiste visuelle et autrice nous lisait son poème «Mes douces épaves» dans l’épisode 4, pour accompagner notre confinement du printemps dernier. Créatrice aux multiples talents, Geneviève B. Blain dessine et juxtapose des formes abstraites et colorées qui, tout comme sa prose, ne renient pas leur nature sentimentale.Malgré la crise, l’artiste a continué de toucher à tout et de transformer ses états d’âme sur différents supports. On en apprend un peu plus sur sa démarche.
Tu es poète et artiste visuelle. De quelle manière les mots influencent-ils ta démarche artistique visuelle, et inversement?
Je parlais justement de ce canal créatif avec une amie récemment. Les mots me viennent toujours avec une image. Je me concentre sur un objet, une personne ou une couleur et je tente de décortiquer les émotions associées. Par exemple, la lune me rend triste. Puis je cherche les raisons de cette tristesse et j’en fais des métaphores. C’est un processus qui me permet d’accéder à mon for intérieur et de mieux me connaître du même coup.
En faisant cela, je tente aussi de chasser la voix critique qui me freine lorsque je fais de la peinture et du collage. Je cherche la bienveillance dans les gestes spontanés et l’apprentissage de mon éventail émotif grâce aux mots m’amène à maîtriser un automatisme sain.
Comment définirais-tu ton style visuel?
J’ai fait mes études en biologie et j’ai longtemps ressenti un syndrome de l’imposteur. De plus en plus, je prends ma place et je m’inspire de mes connaissances scientifiques pour ensuite les déconstruire en images. J’utilise parfois des encyclopédies que je découpe durant des après-midis entiers. Je voudrais bien me considérer comme une artiste automatiste. Je fais dans l’abstraction, la plupart du temps, et j’essaie de transmettre des émotions et des concepts à travers les formes. Je joue avec les connexions, les réactions chimiques ou les effets de lourdeur et de légèreté. Mon idole en art visuel est l’incontestable Paul-Émile Borduas.
J’essaie de ne pas me mettre de pression productive et de prendre avec joie les moments où l’inspiration et le courage se pointent.
Parle-nous un peu de tes projets en cours. Qu’est-ce que tu crées en ce moment?
Depuis un an maintenant, j’ai la chance de fusionner avec d’autres artistes multidisciplinaires et de démarrer un projet de musique [Presqu’Île]. Je renoue avec le chant que j’avais délaissé depuis le cégep. J’ai un grand bagage poétique et les paroles me viennent aisément. Je compare cette expérience à une relation amoureuse avec les autres membres du groupe, c’est-à-dire qu’elle grandit dans l’écoute et l’affirmation au bon moment. J’y trouve ma voix personnelle même si ça peut sembler cliché.
Je laisse aussi une grande place aux collages, qui deviendront des impressions avec une nouvelle galerie en ligne, la Galerie Bello, qui a choisi de me représenter.
Est-ce que 2020 a eu un impact sur ta démarche artistique et tes œuvres?
J’ai pu terminer d’écrire un recueil de poésie en avril dernier après l’arrêt des activités de l’organisme pour lequel je travaille. Il sera publié en 2021, mais je garde la surprise pour les détails! J’ai vécu des hauts et des bas avec le confinement du printemps et de même avec ce passage en zone rouge de Montréal et toutes les restrictions associées. Pour le projet de musique, nous ne pouvons plus nous rassembler au studio, je me défoule donc en découpant des revues National Geographic pour alimenter ma banque d’images pour mes collages. N’ayant plus d’atelier, mes colocataires me prêtent la cuisine gentiment certains jours!
Je veux être honnête en mentionnant que je dois jongler avec de l’anxiété certains jours. Elle me met des bâtons dans les roues, mais j’essaie de ne pas me mettre de pression productive et de prendre avec joie les moments où l’inspiration et le courage se pointent.
Dans les œuvres de la peintre et illustratrice, la nature est omniprésente et revêt toutes sortes de couleurs. Le territoire est un élément indissociable de sa pratique artistique. Et même lorsqu’elle conçoit des personnages, un paysage s’incruste à l’intérieur de leurs courbes. Rencontre.
C’est sans doute parce qu’elle a passé son adolescence à animer des camps de vacances en tant que guide d’exploration et qu’elle a forgé ses premiers souvenirs d’aventure à Montmagny, d’où elle est originaire, que Florence Rivest parvient à décliner toutes les facettes de la nature québécoise. «On n’a jamais eu de jeux vidéo chez nous, on était tout le temps dehors. Alors le plein air, c’est dans mon ADN!», lance-t-elle en évoquant quelques souvenirs de jeunesse au bord du fleuve, entourée d’une famille de sportifs.
Mais son histoire d’amour avec le plein air a aussi connu des temps difficiles. Plus jeune, il lui est arrivé de ne pas se sentir à l’aise puisqu’elle dit ne pas avoir le physique ultra athlétique associé aux «gens de plein air»: «J’ai eu de la misère à essayer des choses, comme l’escalade. J’étais paralysée par le fait de ne pas être musclée ni mince comme un clou. Je pensais que les gens sauraient que je n’étais pas à ma place. Finalement, elle est à personne cette place-là, c’est juste toi qui décides que tu arrêtes d’avoir peur et de penser aux autres».
À l’âge de 8 ans, Florence Rivest commence les cours de dessin et pendant de nombreuses années boude complètement les paysages. Sa toute première toile est une nature morte, mais après ça, elle ne dessine plus que des visages. «Ma mère était écoeurée tellement j’en faisais, s’amuse-t-elle. J’étais une enfant habitée de mélancolie et pour moi la figure humaine était la meilleure façon de communiquer des émotions plus brutes.»
Un retour aux sources
Au début de sa vingtaine, elle déménage à Montréal et commence à s’intéresser de près aux enjeux écologiques. «Je me suis éloignée de la nature et j’ai réalisé que je la prenais probablement pour acquise», analyse-t-elle.
Mais le véritable déclic arrive à la fin de sa deuxième année d’université. Avec des amis, Florence part travailler pendant deux mois comme gardienne de phare à Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, une île en face de Rivière-du-Loup. Pas d’internet, aucune possibilité de partir, aucun divertissement, et malgré tout, elle s’en souvient comme du plus bel été de sa vie. C’est à ce moment-là que la jeune femme s’attarde sur l’environnement naturel qui l’entoure et commence à esquisser des paysages… Pour ne plus s’arrêter.
Après cet été hors du temps, Florence déconfine ses crayons et ses pinceaux: ses croquis représentent désormais des rivières, des reliefs, des animaux, des végétaux et des humains qui jouent dehors comme elle. Son atelier devient les sentiers qu’elle arpente à la recherche d’une lumière, d’une couleur, d’une source d’eau qui allumera son inspiration. La graphiste de formation prend ainsi le chemin de l’illustration et assume tranquillement son univers visuel singulier.
Il faut vivre en ayant conscience qu’on n’est pas chez nous, qu’on est des invités dans les espaces naturels et qu’il faut en prendre soin.
Rapprocher le public de la nature
Rapidement, ses œuvres pittoresques et colorées attirent les regards. L’artiste en herbe décroche plusieurs contrats pour des magazines comme BESIDE, Corsé et Dînette, illustre pour l’Association des camps du Québec et devient ambassadrice de la marque de vêtements de sport Arc’teryx. «J’étais tellement touchée quand Arc’teryx m’a approchée, s’émerveille celle qui vit de son art depuis un an. Mais mon compte Instagram, ce n’est pas des photos de moi en train d’être cute sur le haut d’une montagne avec un beau sac à dos! La meilleure façon pour moi de redonner, c’était de créer du contenu pour aider les gens. J’ai eu le privilège de grandir avec un canot dans ma cour; mon père vient de l’Abitibi et descendait l’Harricana à 12 ans. J’ai cet héritage que tout le monde n’a pas.»
À travers la mise en valeur de la nature locale, Florence souhaite tout de même s’éloigner d’une certaine «glamourisation» du plein air, véhiculée notamment en ligne. «On vend une espèce de rêve qui donne l’impression que tu peux débarquer pour faire un feu, prendre une belle photo pour les réseaux sociaux et repartir ensuite. Pourquoi se rendre dans des endroits aussi beaux et ne pas prendre le temps de vivre le moment? Je pense aussi à ceux qui arrachent une branche car ça va être plus beau sur leur photo, déplore-t-elle. Il faut vivre tout ça en ayant conscience qu’on n’est pas chez nous, qu’on est des invités dans les espaces naturels et qu’il faut en prendre soin. Mais je ne suis pas une élitiste du plein air: je crois que si les gens vont en nature et vivent quelque chose de réellement beau ils auront tendance à la protéger ensuite.»
Panser les plaies
L’artiste visuelle accompagne parfois ses illustrations de quelques lignes de prose. C’est le cas notamment de la série À force de s’perdre on s’trouve exposée en juin 2019 et qui nous entraîne dans l’intimité des pensées de Florence. «Quand tu vois une image de paysage, ça peut devenir facilement banal, commente-t-elle. Parfois c’est même déconnecté de l’expérience individuelle. Les mots ancrent ces paysages dans un ressenti, c’est plus concret.»
À certaines périodes douloureuses de sa vie, Florence s’est lancée dans de nombreuses randonnées et cela lui a procuré une aide immense. Plusieurs de ses créations relèvent d’ailleurs ce pouvoir thérapeutique de la nature, qui n’est d’ailleurs pas un processus paisible puisqu’il fait appel à l’introspection. «Quand je suis devant une vue magnifique, je me dis pas une maudite citation inspirante genre “I walked in the woods and I came out taller than the trees”! Non, je me dis “Esti j’ai mal aux genoux, mais je suis tellement forte!” On n’est pas toujours dans l’extase dans la nature, il y a aussi des moments difficiles quand on fait du plein air, et on est beaucoup dans sa tête. J’ai fait une randonnée l’été dernier avec mes amies: 17 jours de marche, 300 kilomètres, et j’ai jamais été autant seule dans ma tête. Tu process tellement d’affaires sombres et plus lumineuses mentalement…»
Petit à petit, la nature l’a aidée à se bâtir une estime d’elle-même. L’artiste se félicite chaque fois qu’elle a monté une montagne. Elle y voit une douce analogie pour toutes les autres montagnes figurées à gravir. Sans oublier le bruit de l’eau en canot, le craquement des feuilles sous les chaussures, le vent, la lumière, le chant des oiseaux: autant d’éléments qui aident à entrer dans un état méditatif.
Cette sensibilité accrue lui permet aussi d’observer les nombreuses couleurs autour d’elle et de les reproduire dans ses dessins. Car non, la nature n’est pas juste verte, bleue et brune, s’enthousiasme l’illustratrice, juste avant de porter son attention sur l’arbre à côté d’elle. «Si on fait l’exercice de regarder le tronc de l’arbre juste ici, il n’est pas vraiment brun. Il est gris avec des taches vertes, là où passe la lumière sur les feuilles il y a du jaune et son ombre est bleutée.»
Florence aime contempler les panoramas qui s’offrent à elle: si elle trouve une belle vue, elle s’arrête et dessine. L’acte de simplement s’asseoir et d’absorber ce qu’il y a autour de soi en vaut la peine, estime l’illustratrice. Ce processus l’a finalement aidé à faire le pont entre son identité d’artiste et son amour pour le plein air.
Alors que certains coupent leur brosse à dents en bois pour s’alléger pendant une expédition, Florence, elle, traîne ses pots de gouache et son matériel à dessin dans son sac à dos, même lorsque le dénivelé est important.
Pour l’avenir, la créatrice nourrit le souhait de guider des sessions d’art thérapie en forêt, un projet qui résonne en elle de plus en plus.
Trois lieux qui inspirent l’art de Florence Rivest…
La Mauricie: «C’est là qu’était basé le camp de vacances où j’ai travaillé toute mon adolescence. Le Parc national de la Mauricie est le premier endroit où je me suis attardée à admirer la forme des arbres, où j’ai pris le temps de regarder la nature avant même de commencer à la peindre. J’ai des souvenirs très tactiles de cet endroit.»
L’Île verte (Notre-Dame-des-Sept-Douleurs) où elle a passé un été au complet: «C’est si beau! Là-bas, j’ai appris pour la première fois à vivre dans le moment, parfois inconfortable.» Baie-Saint-Paul: «J’y ai fait une résidence juste avant la pandémie et c’est magnifique. Les montagnes sont inspirantes dans leur façon de se jeter dans le fleuve. Et l’Isle-aux-Coudres juste en face! J’aurais aimé rester plus longtemps et explorer le Parc national des Grands-Jardins. Historiquement, c’est une place où se rendent les artistes du Québec; il y a comme une transmission créative en plus.»
«Pour moi le dessin, c’est comme du jogging de cerveau, lance l’illustratrice qui conçoit un univers enjoué, tout en rondeur et en couleurs chatoyantes. Parfois je joue sur les mots, d’autres fois sur mes feelings ou alors je tombe dans la lune et je me crée des petites histoires sans punch mais avec beaucoup d’images.»
Bien qu’ayant toujours eu la main droite scotchée à un crayon, comme elle le souligne, c’est l’année dernière que la designer de vêtements résidant à Limoilou a eu le déclic: il était temps de montrer au public ses dessins ludiques dans lesquels des personnages décomplexés s’aiment, s’amusent, s’émerveillent.
«J’avais envie de sortir de ma zone de confort, explique-t-elle. Mon activité préférée c’est de me déstabiliser, j’aime l’intensité, quelle qu’elle soit… L’espèce de stress le fun, mais pas le fun de franchir une porte qui n’est pas la mienne, j’adore ça!»
L’artiste visuelle émergente a également croqué le portrait de plusieurs personnes allant de ses ami.es (dont l’illustratrice Joanie Paquet alias Paquet de trouble qu’on a le plaisir d’entendre dans l’épisode 4!) à la jeune militante suédoise Greta Thunberg.
Même si elle partage désormais ses expérimentations visuelles sur les réseaux sociaux, le fameux syndrome d’imposteur persiste. «Je suis passée à un doigt et demi 159 fois de tout supprimer et fermer en pensant que j’embêtais mes amis avec mes niaiseries, s’amuse-t-elle. [Mais] mon pouce, mon index et mon majeur, ont l’encouragement nécessaire pour ne pas perdre l’envie de se faire aller sur mon petit touch pad de laptop. Je suis pas mal plus assidue sur le jogging de cerveau que celui de jambes, je l’avoue.»
À la fois drôles et délicates, souvent minimalistes, mais toujours remplies d’émotions, ses œuvres nous offrent un petit baume sur le cœur qu’on accueille avec plaisir.
À la manière d’un songe, ses œuvres convoquent des morceaux de photographies, des bouts d’images trouvées au hasard et des mots qui résonnent étrangement.
Née à Halifax, en Nouvelle-Écosse, la créatrice Mary Mulderry MacIsaac s’est lancée corps et âme dans la confection de collages il y a trois ans.
Celle qui développe sa carrière artistique depuis 2009, après avoir terminé des études en cinéma à l’université Concordia, quitte son emploi de cuisinière en raison de blessures répétées. «J’ai dû repenser ma façon d’aborder le travail, se souvient-elle. Et par extension, j’ai questionné ma créativité et la création dans son ensemble.»
Pour étoffer son introspection, elle revisite de vieilles photos et commence spontanément à les découper et les assembler à sa guise. Elle prend alors soin d’enlever les visages des protagonistes et se rend compte qu’un sentiment de nostalgie universel ressort de ce processus.
Depuis, l’artiste visuelle montréalaise offre au public des collages intrigants qui varient dans leurs formes et leurs teintes selon ses émotions et les expériences qui s’invitent dans sa vie. Et l’art est thérapeutique, souligne la collagiste. «Je chéris les moments où ma concentration créative me permet de résoudre des problèmes et d’atteindre une meilleure compréhension de moi-même», dit-elle.
La matière qu’elle touche et manipule en coupant et collant lui confère une satisfaction qui n’égale jamais la relation parfois trop superficielle avec l’art présenté sur les supports digitaux.
L’art comme journal
Depuis que le médium du collage s’est présenté à elle, Mary qualifie également sa production de prolifique. À la manière d’un journal intime, sa démarche se veut le reflet de ce qu’elle vit au jour le jour. «Je me suis récemment surprise en utilisant le terme «art du calendrier» [calendar art] pour expliquer ma tentative de prendre des notes, de créer des horaires, de comprendre le temps, les événements ou les plans – encore plus pendant une telle période d’incertitude mondiale, relève-t-elle. La façon dont j’enregistre mes activités, mes humeurs, mes idées et mes rêves m’a poussé à créer et à conserver des livres faits à la main et remplis à la fois de collages, de morceaux de calendrier et de textes. Pourquoi? Je n’en suis pas sûre. Probablement pour maintenir un peu de raison dans un monde chaotique.»
En plus de panser des blessures – individuelles et collectives -, sa pratique du collage lui ouvre les portes d’un langage à part entière. En tant que personne vivant avec des douleurs chroniques, le collage est devenu son alternative favorite pour s’exprimer. « Le support est déjà créé et imprimé – c’est à l’artiste d’augmenter, de transformer et de construire quelque chose de nouveau à partir de ce qui existe déjà. »
Parfois, l’ajout de quelques mots donne un sens encore plus profond aux messages qu’elle dilue dans ses créations.
Malgré la crise, la réalisatrice et photographe Sarah Seené – qui dévoile sa démarche et son parcours dans le 1er épisode – n’a pas cessé d’être inspirée. Prolifique, la créatrice mène de front plusieurs projets visuels qui font la part belle à l’humain. On fait le point.
Parle-nous un peu de Vertébrales, ta série en argentique en cours de réalisation…
Vertébrales est un projet sensible en noir et blanc qui illustre la relation mère-fille que j’entretiens avec ma propre maman qui m’a eue à l’âge de 18 ans. Fragile et fort à la fois, le corps de ma mère est au centre de la série, en lien avec la scoliose qui, depuis son enfance, lui cause d’intenses douleurs et a nécessité de multiples opérations chirurgicales: raisons pour lesquelles elle a fait le choix d’avoir un enfant très jeune, avant ses opérations. Associées à l’univers théâtral et poétique de ma mère, ce projet génère une mise en images de la trace cicatricielle intergénérationnelle permettant l’exploration de la colonne vertébrale familiale, au sens propre comme au figuré.
Depuis septembre 2019, lors de mes rencontres avec ma mère (relativement espacées puisqu’elle vit en France alors que je suis au Québec) chez elle ou dans des lieux de passage lors de mes expositions en Europe, nous improvisons spontanément des prises de vues, essentiellement en intérieur et toujours en lumière naturelle parce que c’est celle que je préfère, celle qui apporte la douceur que je recherche sur la peau dénudée, loin de tout type d’artifice.
Ce qui est particulièrement satisfaisant pour moi à chaque fois que je fais le développement à la main des pellicules, que je les scanne et que je montre les photographies à ma mère, c’est qu’elle se trouve belle, qu’elle aime le regard que je porte sur elle et qu’elle me fasse confiance, loin de ses complexes. Ce projet parle d’elle, de son corps, mais aussi de nous.
Souhaites-tu aussi nous en dire plus sur ton court-métrage Lumen?
Lumen [qui signifie «lumière» en latin] est un court documentaire expérimental tourné en Super-8 qui dresse le portrait d’une adolescente atteinte d’albinisme oculocutané. Malgré l’hypersensibilité engendrée par cette maladie génétique, la dépigmentation de sa peau et de ses yeux lui confère une aura extraordinaire.
Ce film fait échos à la série photographique Fovea que j’ai réalisée ces dernières années à propos des jeunes atteints de déficience visuelle. C’est un film qui me tient particulièrement à cœur parce qu’il découle d’une rencontre marquante avec la jeune Marlène Guay en 2018. Il me semblait intéressant de travailler sur la dualité entre le visible et l’invisible pour évoquer le handicap visuel de Marlène qui lui donne la possibilité de ne percevoir que certains éléments et qui altère considérablement sa perception des ombres, des lumières, des volumes et des mouvements.
La pellicule Super-8 correspondait parfaitement à l’idée de ce projet parce que c’est un médium qui convoque l’intime et le sensoriel. Les irrégularités de la pellicule, les perforations, les sauts d’image et les scratches engendrés par le développement à la main font également partie de ce processus de création sensible et hasardeux qui contribue à une forme de vibration et de mélancolie de l’image. Le noir et blanc m’est apparu comme une évidence parce qu’il met en exergue les contrastes entre la pâleur de sa chevelure et de sa peau qui donnent à Marlène des allures de film négatif. Comme la pellicule, la jeune fille atteinte d’albinisme oculocutané est, par définition, photosensible.
Être artiste, c’est un investissement. Les soumissions d’oeuvres et les appels à projets sont souvent payants, voire dispendieux. Comment gères-tu ça?
Depuis plusieurs années, je me suis habituée à ce système qui ne me plait guère, autant dans le milieu photographique que cinématographique.
Il est clair que pour certaines structures comme les festivals indépendants qui manquent de subventions, une participation financière symbolique à coût modique par les artistes qui soumettent leurs projets peut constituer un véritable soutien. Par contre, d’autres institutions financées et/ou sponsorisées qui demandent aux artistes désirant une visibilité pour leur travail artistique des sommes astronomiques – avoisinant parfois trois chiffres – ne feront qu’accroitre leur précarité, d’autant plus lorsque les «frais de soumissions» ne sont pas remboursables en cas de refus. De surcroit, les frais de soumissions ne sont pas proportionnels à la qualité du festival. Parfois, envoyer un projet à un festival de photographie ou de cinéma constitue un véritable risque financier pouvant pénaliser l’artiste au quotidien et parfois même le-la décourager, tant le nombre de refus peut être important.
Il est donc certain que je souhaite de tout cœur une évolution de ce système, pour prendre en compte la réalité des artistes et ne pas accroitre leurs difficultés.
Heureusement, il existe également beaucoup d’appels à projets non payants, j’ai la chance que plusieurs aient fonctionné dernièrement pour mon projet Fovea qui se verra exposé à différents endroits du Québec et à l’étranger.
Dans l’épisode 4 du podcast, tu nous invitais un instant dans ton confinement. Quels sont tes autres projets en cours depuis ce temps-là?
Depuis mars 2020, le confinement a véritablement ralenti ma production photographique qui est étroitement liée à l’humain. La distanciation sociale est un véritable frein pour moi qui ai besoin d’être très proche des gens que je photographie. Je me suis donc éloignée de l’image fixe pour me concentrer sur l’image en mouvement, soit le cinéma. Ce n’est sûrement pas un hasard: l’immobilisation m’a donné envie de créer des éléments qui bougent.
Cette période de reclus a été pour moi le temps approprié pour explorer un domaine auquel je ne m’étais jusqu’alors jamais attaquée: le cinéma d’animation. Depuis avril 2020, je réalise le court film Dans un rectangle absolu, le printemps qui donne un aperçu de la renaissance saisonnière pendant la crise de la COVID-19. Ce film est réalisé avec mon numériseur et des objets de mon quotidien que je numérise image par image. La surface de numérisation rectangulaire du numériseur, comme un symbole du confinement entre nos quatre murs, est l’unique décor de ce film. Ce travail est le fruit de nombreuses expérimentations durant le confinement, visant à pousser ma pratique artistique hors de ses sentiers battus. Dans l’idée d’un laboratoire partagé, plusieurs séquences sont présentées une à une sur les réseaux sociaux entre juin et octobre 2020 pour terminer avec la diffusion du court-métrage intégral, en guise de bouquet final.
Un autre projet d’image en mouvement a éclos le mois dernier. Il s’agit d’un court film en Super-8 à la fois en noir et blanc et en couleur intitulé Le silence a disparu. C’est un projet autobiographique qui illustre le chaos sensoriel provoqué par l’apparition soudaine d’acouphènes permanents. Avec l’aide précieuse de mon amoureux l’artiste visuel Guillaume Vallée à la caméra, je me suis filmée sur le sable d’une plage du Nouveau-Brunswick roulant vers l’océan. Les vagues, que l’on voit s’agiter rapidement image par image, sont silencieuses et ce sont les sons distordus que j’entends depuis un an et demi suite à un traumatisme qui prennent le relais sonore. J’ai tenté de les reproduire en créant des larsens via un moniteur pour bébé [baby phone] que j’ai enregistré. Ils se mêlent à ma voix, elle aussi déformée par divers moyens. Les images en noir et blanc sont teintées de couleurs vives réalisées avec de la peinture sur pellicule. Ce mélange de sons et d’images relate ma nouvelle condition sonore incluant que le silence n’existe plus dans ma tête et mes oreilles.
Quel serait ton projet artistique de rêve?
J’aime particulièrement travailler pour des artistes de la scène musicale, car la musique est le médium artistique qui m’inspire le plus pour créer mes images. Depuis plusieurs mois, je travaille pour le projet encore secret d’une autrice-compositrice-interprète dont j’adore l’univers alors il constitue déjà en soi un projet de rêve. Si j’avais également l’occasion de travailler pour la réalisation de vidéoclips et/ou de photographies d’artistes telles que Bjork, Cocorosie ou Émilie Simon, j’adorerais ça également! À bon entendeur…
«J’ai un bon sens de l’humour, je pense, et une répartie pas piquée des vers. Ensemble, ils m’aident à créer des illustrations qui ne se prennent pas au sérieux, qui cherchent à faire rire, à prendre la vie plus légèrement, explique l’artiste Ève Laguë. Mes bonshommes me font rire, je les dessine et j’ai le coeur qui fond à les voir me sourire.»
L’artiste émergente déploie un univers coloré et ludique dans ses dessins. Le banal y devient source de joie.
Pour diffuser ses oeuvres, elle ne se contente pas du numérique et du papier, mais leur fait prendre forme dans la réalité en immortalisant leurs pérégrinations à travers les champs, au marché ou dans la ville. «L’art imprimé est au centre de mon travail, et j’adore me donner des contraintes techniques pour la réalisation de mes illustrations», ajoute-t-elle.
La créatrice se souvient d’elle, enfant, incapable de quitter la maison sans sa boîte de crayons jaune et au moins un carnet à dessins.
«À l’âge de 6 ou 7 ans, mon rêve était de devenir Picasso! Ma mère me savait passionnée par le dessin, mais m’a souvent répété que je pourrais faire ça comme une passion on the side comme on dit, se souvient-elle. Rendue au cégep, j’ai eu la chance de participer à une activité menée par le groupe En Masse, où j’ai rencontré Jason Botkin, l’un de mes illustrateurs préférés. En me voyant peindre, il s’est approché de moi et m’a fortement conseillé de continuer en illustration, me disant, tout bonnement “you got a thing”.»
Ève Laguë part ensuite pendant 3 ans étudier en illustration à Londres avant de s’inscrire en design de l’environnement à Montréal.
Son travail actuel – rassemblé sous le nom Studio Lag – reflète ses nombreuses influences et son envie de marier réflexions artistiques, humour et désinvolture.
Lilyluciole fait de la rue son champ des possibles et y expose ses collages féministes depuis 2011. Dès le départ, l’artiste visuelle s’intéresse aux sujets de l’identité, du corps et de la féminité.
On découvre à travers ses œuvres des femmes fortes – des personnalités publiques ou bien des inconnues – souvent mises en valeur par un travail de broderie avec des fils de coton et de laine ou encore de la peinture.
Les héroïnes de ses créations sont noires, asiatiques ou encore métisses, comme elle. En les choisissant, Lilyluciole participe délibérément à la valorisation d’autres formes de beauté et d’existence, loin des standards esthétiques caucasiens imposés et imposants. Accompagnées de formes bigarrées et affichées à la vue de tous et en grand format; difficile pour les spectateurs accidentels d’ignorer ces femmes.
«Je suis persuadée que l’art est pour l’ensemble des êtres humains un outil précieux auquel tout le monde devait avoir accès. Il a le pouvoir de transformer les gens et ainsi de transformer le monde. Membre d’Off Murales en 2013 et 2014, je me suis retrouvée dans un collectif de femmes street-artiste qui se sont regroupées ensemble afin de prôner un street-art féministe, antiraciste, anticolonial et anticorporatif», peut-on lire sur le site de Sortir les femmes de l’ombre, l’association dont elle est présidente et qui promeut la création artistique de femmes marginalisées et issues de milieux socioprofessionnels défavorisés.
Après avoir vécu quelques temps à Montréal, la créatrice est retournée à Paris et continue de faire voyager son art urbain engagé et poétique à travers le monde. Elle expérimente parfois d’autres médiums artistiques comme la performance.
La photographe Katya Konioukhova immortalise l’essentiel. À travers sa lentille, on rencontre des personnages et des détails de l’ordinaire qui semblent tous revêtir un je-ne-sais-quoi poétique.
Née à Nijni Novgorod, en Russie, elle immigre à Montréal lorsqu’elle a 13 ans, puis se dirige plus tard vers des études en multimédia et en graphisme. «À un moment donné, j’ai réalisé que ce que j’aime le plus, c’est de photographier des gens, peu importe si c’est à des milliers de kilomètres de chez moi, ou au dépanneur de mon quartier, explique-t-elle. Il y a quelques années, j’ai fait un projet très simple qui consistait à photographier une personne par jour pendant un an. Ça m’a donné la confiance d’approcher les gens dans n’importe quelle situation.»
L’approche de l’artiste est documentaire, puisqu’elle quitte rarement sa caméra, prête à capturer un instant qui l’attire. Mais elle concède que son goût pour l’esthétique épurée et colorée provient sans doute de son parcours en design graphique.
«En ce moment, je partage un studio dans Hochelaga et je continue toujours à faire des portraits de toutes sortes de personnes, des amis ou des inconnus, tout en travaillant sur des séries de photos. Par exemple, je photographie des artistes de la scène qui ont perdu leurs shows à cause de la pandémie.»
Dans l’épisode 2, on découvre sa sensibilité, sa délicatesse et on visite les coulisses de The Womanhood Project. À travers ses projets et les nombreux clichés qu’elle partage sur ses réseaux sociaux, la photographe autodidacte a su conquérir le coeur des Montréalais-es ces dernières années.
On prolonge le plaisir avec quelques questions supplémentaires.
Avec The Womanhood Project, Sara Hini et toi avez eu l’opportunité de photographier plusieurs personnalités publiques: Coeur de Pirate, Safia Nolin ou encore Stéphanie Boulay. Est-ce que votre approche a été différente et de quelle façon cela a aidé le projet à gagner en visibilité?
Notre approche reste toujours la même avec les participant-es du projet. Nous restons égales à nous-mêmes, nous essayons du mieux que l’on peut de faire en sorte que la participante soit à l’aise devant la caméra et pour s’ouvrir à nous.
Mais on ne se le cachera pas, inclure des personnes plus connues du grand public a énormément aidé le projet à se faire connaître. Nous nous assurons toujours que ces personnalités s’alignent bien avec les valeurs attachées à The Womanhood Project. Ce qui est intéressant avec ça, c’est que notre message et les valeurs que l’on veut mettre de l’avant rejoignent grâce à elles une plus grande variété de personnes.
C’est important que des gens qui ne sont pas nécessairement dans le même cercle social que nous lisent les histoires des participantes et qu’ils ou elles soient aussi confrontés à des images et des récits différents de ce qu’on voit généralement au Québec.
En tant qu’artiste dont la popularité est en croissance, comment gères-tu le fameux syndrome d’imposteur?
Je réalise de plus en plus que presque tous les artistes que je rencontre ont ce fameux sentiment d’imposteur! Ce que j’ai appris, et que j’essaie de personnellement appliquer le plus souvent possible, c’est de travailler avec ce sentiment et de l’assumer pleinement. C’est correct d’en parler et d’être vulnérable!
Je me rends compte aussi que nommer ces sentiments désagréables durant des entrevues ou des shootings, ça aide beaucoup. M’ouvrir aux autres m’aide toujours, mais je crois que c’est aussi de cette façon qu’on peut créer des liens forts et authentiques avec notre entourage. Rester moi-même avec les gens que je photographie facilite grandement notre connexion et leur confiance.
Parle-moi un peu de ton nouveau projet Deux mètres pour lequel tu as commencé à aller à la rencontre de plusieurs Montréalais-es pendant la période de confinement.
Comme beaucoup d’entre nous au début de la pandémie, ma santé mentale n’allait pas très bien. J’ai perdu plusieurs contrats, d’autres ont été reportés. J’ai aussi commencé à douter de ma décision de m’être lancé freelance. Après quelques semaines remplies de crises d’anxiété et de panique, j’ai eu un flash. Je me demandais comment je pourrais continuer à photographier du monde en ce moment tout en respectant les consignes de distanciation physique… De là, l’idée de Deux Mètres est née. Avec ce projet, je me force à sortir de chez moi, à rencontrer des gens et je peux continuer ma passion. Ma santé mentale a tout de suite commencé à s’améliorer!
C’est enrichissant, car ce projet me force à sortir de ma zone de confort. Puisque ma photographie est plutôt concentrée sur l’intimité et la nudité habituellement, Deux Mètres me force à travailler sur un nouvel aspect de ma créativité, tout en gardant quand même la dimension sociale que j’aime, car comme avec The Womanhood Project, je vais à la rencontre des personnes!
Rarement le textile n’aura été autant synonyme d’émotions.
Il est aisé de plonger spontanément dans les créations abstraites de Valérie Gobeil et de se perdre dans leurs formes et leurs détails à la fois intrigants et bigarrés.
«J’ai toujours eu cette relation de confort avec le textile et la fibre. Pendant mon baccalauréat à l’UQAM, j’ai commencé à expérimenter avec le textile en le présentant dans mes cours de peinture. Je voulais traiter la fibre et l’interpréter comme on peut le faire avec la peinture. On m’a vite dit que ce n’était pas vraiment possible», se souvient l’artiste visuelle.
Après une expatriation en France pendant 5 ans, sa pratique se développe finalement autour du langage peinture-textile qui l’attire tant. «Je suis revenue à Montréal pour faire ma maîtrise et écrire un mémoire sur la relation à l’autre avec le textile comme interface. Mes recherches se sont poursuivies et se poursuivent encore sur le potentiel pictural de la fibre.»
Depuis deux ans, le pistolet à touffeter [tufting gun] est devenu son outil de prédilection. Elle utilise également plusieurs types d’aiguilles à poinçon qui lui permettent d’expérimenter avec la fibre et d’ainsi créer des oeuvres texturées qui embarquent les spectateurs pour un voyage au coeur de l’imaginaire. «Chaque tableau est une tentative d’aller plus loin, de comprendre ce matériau et surtout de l’écouter, relève-t-elle. Je parle de la couleur et de la forme et comment l’une influence l’autre.»