Nanne Springer: naviguer à travers les possibilités photographiques

Les courbes des corps et les lignes des environnements bâtis sont immortalisées avec la même curiosité bienveillante par la photographe allemande Nanne Springer. Rencontre avec l’artiste émergente basée à Montréal.

De ses clichés en noir et blanc à l’argentique où l’on observe des humains en mouvement ressortent des émotions vives. Une présence végétale s’invite de temps à autre et ajoute de l’émotion à la sensualité ambiante.

Tout aussi habile pour sublimer la géométrie du quotidien en photographie d’architecture, l’artiste se donne le droit de mener parallèlement deux pratiques photographiques très différentes, mais avec la même intention d’offrir des images qui résonnent, à la fois délicates et puissantes.

Nanne Springer a également cofondé la plateforme Lichtkammer avec son conjoint, l’artiste photographe Frédéric Arthur Chabot. Sur ce site web, le couple vend leurs créations sous forme de prints conçus dans leur chambre noire personnelle. Chaque œuvre n’est tirée qu’une seule fois.

Comment l’art s’est-il imposé à toi?

Lors de mes études en Suède, j’ai eu du mal à cultiver un sentiment d’appartenance ainsi que ma compréhension de moi-même et du lieu où je vivais. J’étais assez mécontente de mes choix de cours à l’université, ainsi que des journées courtes et sombres de l’hiver suédois passées dans la solitude. Je ne savais pas du tout ce qui allait se passer lorsque je rentrerais en Allemagne.

Par contre, je me suis rendu compte que ce qui m’avait accompagné en Scandinavie, c’était la photographie. Mes parents m’avaient donné un appareil photo et, chaque jour, pour sortir un peu de ma tête et de ma minuscule chambre d’étudiante qui avait la taille d’une cellule de prison, je prenais des photos. À la façon d’une méditation, d’une auto-guérison. J’ai ainsi découvert ce que je devais faire.

Après l’obtention de mon diplôme en économie et études scandinaves, j’ai déménagé au Canada et je n’ai jamais vraiment travaillé dans le domaine lié à mes études! À la place, je n’ai voulu qu’une seule chose: explorer et comprendre qui je suis en tant que photographe, où cela me mènera et si je pourrais peut-être en vivre un jour.

Comment définis-tu ton univers artistique?

Ce qui est là depuis le début, c’est la photographie argentique. J’aime le processus artisanal, la partie tangible, l’échange palpable et spontané avec mon entourage, les gens, les lieux. Il n’y avait pas vraiment de but par contre, juste l’immense envie d’en faire.

Ensuite, en essayant toutes sortes de façons étranges et inconfortables de photographier, j’ai réalisé que la photographie d’architecture est ce qui m’attire le plus. J’aime avoir cette possibilité de travailler seule, de photographier un lieu pendant plusieurs heures, de comprendre les lignes et la lumière avec laquelle les architectes ont travaillé: tout cela m’obsède. Pour cela, il m’a fallu apprivoiser la photographie numérique. Finalement, ce n’est pas si différent de l’argentique, il y a juste plus de paramètres… dont la plupart ne me servent jamais! [rires]

«Je photographie pour le plaisir, pour la simple joie de partager, de regarder, de trouver.»

De quelle façon concilies-tu tes deux «signatures photographiques»?

Au début, je me sentais très consciente de cette scission au sein de mes pratiques photographiques, cette dualité en moi. Puis-je être honnête dans les deux disciplines à la fois?

D’un côté, il y a le monde numérique de la photographie architecturale avec ses mathématiques, sans parler du volet commercial qui vient avec. Et de l’autre côté, l’imprévisibilité et la spontanéité de la photographie argentique et artistique, le cœur et ses questions, l’interaction humaine, etc. J’ai une pratique qui paye le loyer, et l’autre qui ne paye… rien! [rires]

Et, en effet, je photographie [en argentique] pour le plaisir, pour la simple joie de partager, de regarder, de trouver. J’ai déjà pensé qu’il me fallait cacher un monde à l’autre. Je me suis aussi demandé si je ne devais pas choisir une bonne fois pour toutes une seule pratique photographique au détriment d’une autre.

Aujourd’hui, j’ai compris que j’ai besoin des deux, et plus que ça, qu’elles ont besoin l’une de l’autre. L’architecture, ce n’est pas simplement les bâtiments, les villes ou les rues, c’est aussi en nous, dans nos corps, à l’intérieur des échanges, de la langue.

Et c’est la même chose quand on pense à la confiance, à l’aspect ludique et à la charge émotionnelle lors de la création avec les autres, autant dans ma pratique personne que pour la photographie d’architecture. Par exemple, c’est très intime pour les architectes de choisir leur photographe, parce que leurs murs respirent la vie, la sécurité, la maison, la famille, la santé.

Suis-je photographe d’art ou photographe d’architecture? Peut-être que je ne suis ni l’une ou l’autre, je réside dans l’écart qui existe entre ces deux pratiques, à la frontière de ces deux univers visuels.

Parle-nous du projet sur lequel tu travailles en ce moment…

Mon projet principal s’intitule Erinnerung. Cela signifie mémoire en allemand. J’explore le transfert entre notre mémoire et celles des autres, ce qui constitue un véritable souvenir et ce qui ne l’est pas. La mémoire peut-elle être fausse ou bien évolue-t-elle simplement avec nous?

Et puisque la mémoire est une expérience individuelle et que nous ne serons jamais vraiment capables de partager, de transmettre cette réalité avec les autres, est-ce que notre mémoire fait réellement de nous ce que nous sommes? Qui sommes-nous si ce n’est une collection de souvenirs que les autres ont de nous? Comment évoluent nos souvenirs? Bref, il y aura sûrement davantage de questions qui guideront ma création.

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Geneviève L’Heureux: des formes et des végétaux pour habiter les détails

Enfantin mais pas naïf, rêveur mais résolument enraciné, l’art de Geneviève L’Heureux se lit comme une myriade d’histoires. Empreintes de couleurs vives et de formes mystérieuses, ses œuvres font coexister la nature humaine et le monde végétal de façon invisible, systématique et puissante. Rencontre.

Deux oeuvres de la série « Ensemble dynamique ». Crédit: Isabel Sénéchal.

Avant tout, il convient de préciser que Geneviève L’Heureux est, ce que l’on peut appeler, une «artiste dans l’âme».

La voie de la création s’est présentée à elle dès l’enfance. Elle explore à l’école et à la maison les arts plastiques, mais s’amuse également à concevoir des dessins avec le logiciel Paint sur l’ordinateur de son père. D’ailleurs, elle détient toujours certaines de ses premières illustrations numériques. 

Si on se rendait aujourd’hui dans sa maison familiale, on y dénicherait aussi ses premières toiles. «Un tigre et un perroquet que j’ai peints en 2001», s’amuse-t-elle. Dotée d’une personnalité très sociable, Geneviève se souvient qu’elle préférait toutefois s’isoler pour créer et bricoler plutôt que de jouer avec des amis. L’art lui est naturel. 

Après un DEC en arts plastiques, elle poursuit ses études en arts visuels à l’Université Concordia. Avec mélancolie et reconnaissance, elle se remémore le nom de deux professeurs qui ont beaucoup marqué ses réflexions artistiques. L’une l’a d’ailleurs persuadé de développer sa pratique avec la peinture à l’huile et d’oser les grands formats, et l’autre enseignant lui a appris à épurer ses toiles; un défi qu’elle admet avec dérision ne pas toujours relever aujourd’hui.

À la recherche de stabilité, Geneviève L’Heureux opte pour un DÉSS en gestion d’organismes culturels et travaille ensuite dans le domaine culturel pendant plusieurs années. «Et c’est comme ça que j’ai laissé de côté ma pratique artistique. Je pensais être capable de créer à temps partiel, mais non, ce n’était pas réaliste.»

Deux œuvres issues de la série « Formes habitables ».

Retour aux sources 

La désillusion est grande: il lui est impossible de décrocher un poste durable avec de bonnes conditions salariales. «Je pense que je n’ai jamais appliqué à autant de jobs de toute ma vie entre 2012 et 2015, rapporte-t-elle. J’ai dû combiner tellement d’emplois pour y arriver, que parfois j’avais neuf formulaires d’impôts à la fin de l’année.» Chargée de projets ou médiatrice culturelle par-ci, gestionnaire de communauté par-là, le tout ponctué de missions en bénévolat, déplore l’artiste. «Je me suis tannée, et c’est en 2016 que j’ai pris la décision de retourner en art!»

Après une période transitoire et de petits ajustements, Geneviève est aujourd’hui fière d’avoir fait le saut. Elle est désormais artiste visuelle à temps plein. Son atelier de dessin est installé chez elle et l’artiste loue également un studio dans le Mile End pour peindre. Avide d’expérimenter les médiums, sa pratique comprend également l’illustration numérique, la sérigraphie et la risographie.

L’abstraction est le langage primaire de ses œuvres. Ses séries sont ludiques, expressives et les couleurs franches et bigarrées sélectionnées interpellent au premier regard. Les courbes que conçoit l’artiste sont sincèrement invitantes, propices au rêve et les possibilités d’histoires semblent infinies.

Deux œuvres issues de la série « Ensemble dynamique ».

«J’aime les grands tableaux mouvementés avec de grandes plages de couleurs. J’aime aussi les petits dessins qui me permettent d’aller dans la subtilité, de façon plus attentionnée. Mais dans les deux formats, j’aime la texture, et j’aime les petits détails, indique-t-elle. J’aime vraiment la répétition, mettre des p’tits poils, des p’tites traces de quelque chose, du p’tit gazon… J’aime voir mes dessins sur papier [en outre sa série « Formes habitables »] comme des fragments déconstruits de mes grandes peintures. »

Des formes et des répétitions pour parler du vivant

À travers ses toiles, on se laisse bercer par la récurrence de petites formes, parfois détenant une allure quasi animale. Geneviève dessine sans cesse des petites formes, sorte d’icônes ou de symboles qui accompagnent sa vie et donnent naissance par la suite à de plus grandes compositions. 

Ces formes qu’elle collectionne peuvent ressembler à une goutte d’eau, une montagne à bordure de cils ou encore à une maison-mille-pattes. Ces silhouettes uniques sont les témoins de tout ce qui vit autour d’elle: l’humain comme la nature. 

«Ces formes sont représentatives de mes continuelles réflexions sur les habitats et la biodiversité. Elles proposent aussi la vision que j’ai sur divers phénomènes naturels, somatiques ou sociaux, détaille la peintre. Alors, l’incorporation de ces formes dans mes œuvres est centrale. Soit en les utilisant pour créer une composition, soit dans une notion de répétition, ou encore dans une volonté de magnifier une seule forme et de lui donner toute l’importance.»

Au fil du temps, Geneviève s’est constitué une immense bibliothèque de motifs et de petites formes à qui elle donne des petits noms, affectueusement. Il lui suffit de puiser dedans lorsqu’elle s’apprête à créer. 

«À chaque fois, je crée une nouvelle possibilité, et pour moi c’est comme si je venais de découvrir une nouvelle espèce sauvage.»

Illustrations de la série « Bene ».

Afin d’enrichir ses tableaux, l’artiste les accompagne souvent de quelques lignes de prose. «Ça donne une sorte d’explication, relève-t-elle. Même si parfois mes poèmes peuvent être assez flous eux aussi!»

L’artiste aime toutefois laisser les spectateurs de ses œuvres très libres d’interpréter à leur guise ce qu’ils perçoivent, et elle s’émerveille de ce canal de communication affranchi et aléatoire. «J’aime ça quand les gens me disent: “ici je vois un genre de canard avec son manteau sur l’épaule, comme ça, de côté…”, et j’suis comme: “hein, oui, OK, je vois, haha, j’aime ça!”»

La nature omniprésente

Dans sa vaste palette d’expériences, Geneviève possède également des compétences en fleuristerie et horticulture. Ce n’est donc pas un hasard si l’environnement et son éternelle renaissance l’inspire énormément.

«Je trouve aussi que l’art nous aide à nous reconnecter à la nature et aux émotions qu’on ressent envers notre milieu de vie, dit-elle. Pour moi, la biodiversité est source de beauté et d’émerveillement. Il existe une quantité infinie d’écosystèmes.» Des écosystèmes qui font directement écho à celui de ses petites formes diverses et variées: «à chaque fois, je crée une nouvelle possibilité, et pour moi c’est comme si je venais de découvrir une nouvelle espèce sauvage. J’accumule tous ces petits dessins-symboles comme si je conservais des échantillons biologiques, comme si j’augmentais véritablement notre patrimoine végétal.»

Deux toiles issues de la série « Solastalgia ».

Bien qu’elle aime être témoin de la nature, Geneviève L’Heureux dessine toutefois plus par mémoire que par observation. Il lui arrive parfois de faire une obsession sur un végétal en particulier et d’analyser plusieurs images à la suite, même si l’abstraction finit par prendre le dessus sur le réalisme. 

«Je vais plutôt reprendre des formes qui m’interpellent, et mon but est plus de montrer comment je perçois la chose, ou comment mon cerveau l’a transformée! Mon imagination est assez fertile. Ajoutons à ça le fait que je suis curieuse et que j’accueille à tout moment ces pensées surréalistes-là, tout ça mis ensemble, ça donne des combinaisons inattendues!»

Aussi captivée que captivante, l’artiste visuelle se laisse sincèrement happer par les coïncidences de la vie. Les formes tangibles et fictives l’émeuvent et deviennent ses meilleures alliées lorsqu’il est question de donner vie à de nouveaux contours. 

En fait, dans l’univers artistique de Geneviève L’Heureux, tous les éléments et les teintes sont une porte ouverte et la nature s’invite presque incognito au creux de celles-ci. N’ayez donc aucune crainte à vous attarder sur les détails et les couleurs de ses créations pour y déceler un morceau de fougère, de cime de montagne ou de motif jusqu’alors inconnu. 

Deux toiles issues de la série « Solastalgia ».

Un projet marquant pour Geneviève L’Heureux…

«Ma plus grande toile à vie – jusqu’à date -, c’est un format 6 X 6 pieds (182,88 X 182,88 cm), et j’ai adoré faire ça. Elle s’intitule Soupe aux biscuits, et elle est basée sur un dessin tiré d’un recueil d’illustrations et de poésie. J’ai appris à l’école à construire mes faux-cadres, tendre la toile et appliquer l’apprêt moi-même alors j’ai tout fait de A à Z pour ce tableau-là, et je me rappelle avoir été fière du résultat. Ça m’avait donné le goût de continuer à peindre des grands formats. 

Elle a été exposée dans le cadre de ma première exposition solo, «Un instant de distraction» au Centre d’exposition de Repentigny (aujourd’hui le Centre d’art Diane-Dufresne), en 2010.

Vue sur l’expo « Un instant de distraction ». Crédit: Roger Lacoste

Aujourd’hui, elle est chez la mère d’une de mes meilleures amies, Aurélie Guillaume, une artiste joaillière. Mais à la base, c’était un échange d’œuvre qu’Aurélie et moi on s’était fait. Contre le tableau, elle m’a fait un collier; le pendentif est en argent et en or, et est en forme de maison. Et la maison, c’est un de mes dessins, tiré de ma série de «Maisons sans portes», que j’arrêtais pas de dessiner tout le temps. Car j’ai eu une phase «maisons», haha! Même si c’est pas terminé tout à fait non plus, les maisons, les habitats, etc. C’est un thème assez vaste qui permet d’explorer plusieurs choses: le lien avec l’environnement, le sol, les insectes, les animaux, etc.»

? Suivez l’artiste sur Instagram. Geneviève L’Heureux est également représentée par la galerie Fatale Art.

Chloé Sassi: une émancipation des corps et des sens

À l’heure où la censure des corps et leurs poils sévit sur nos écrans, la photographe Chloé Sassi ne s’empêche pas une seule seconde de dévoiler les épidermes et d’explorer une réalité crue, sans filtre, dans tout ce qu’elle peut avoir de bizarre, de magique et de profondément vivace. Dans ces images à la lisière du passé et de ce que pourrait être demain, il est si facile de se perdre et de prêter des émotions et des intentions aux protagonistes.

Dramatiques, éthérées, irrévérencieuses, captivantes, intimes, impudiques, les œuvres de l’artiste visuelle française nous proposent de bénéficier d’un petit vent de liberté, au creux des courbes et des paysages campagnards. Entrevue.

Bonjour Chloé! Comment la photographie est-elle entrée dans ta vie?

Je me suis tournée vers la photo quand j’étais adolescente, en Bretagne. À 14 ans, j’ai eu mon premier appareil photo numérique, et je faisais des autoportraits dans les champs, pour meubler l’ennui de la campagne.

Peu après, j’ai commencé à prendre mes ami.es en photos. Mes premiers nus ont été réalisés autour de mes quinze ans. J’avais besoin de chair pour habiter un peu mieux cette période transitionnelle.

À 18 ans, j’ai été prise à l’école des Beaux-Arts à la Villa Arson, et c’est là que j’ai initié la photo argentique. Mais déjà à ce moment-là, je considérais la photographie plus comme étant un travail de recherches visuelles que comme une finalité en soi. C’est une pratique qui m’est nécessaire à un niveau quotidien et qui me donne beaucoup de plaisir, mais à terme, j’aspire plus à faire d’abord des vidéos et des mises en scène immersives.

Crédit : Chloé Sassi

De quelle façon définirais-tu ton univers artistique?

Charnel, post-romantique, brut, dans une recherche de spontanéité, situationnel, végétal, transitionnel, à base de sylphides de la post-apocalypse.

«En se déshabillant […] on accepte de se laisser traverser par le monde.»

Quelles sont les idées qui traversent tes œuvres? 

Je suis attirée par de nouvelles manières d’habiter le réel – qui, dans l’état actuel des choses, me semble de plus en plus oppressant.

La photographie, dans la manière dont je l’envisage, est un bon prétexte pour créer des situations inédites et entrer plus facilement en intimité. Sous couvert des images, elle permet d’ouvrir des interstices, de se situer dans une attention aux choses. 

Pour la même raison, j’essaye d’abord de proposer une expérience, une mise en relation à mes modèles. J’aime l’idée que quelque chose s’accomplisse « pour de vrai », en dehors de la prise de vue.

C’est aussi pour cela que je fais surtout des photos en extérieur – parce que l’espace du studio me semble toujours un décor un peu factice, stérile. Je préfère aller à la rencontre d’espaces « naturels » – que je qualifie plutôt de « transitionnels » au sens où ils sont souvent en friche, à la jonction entre l’activité humaine et l’abandon partiel. J’affectionne particulièrement les « tiers-paysages », mais aussi les brèches nostalgiques, les ruines ou les intérieurs surannés.

De plus, j’aime imaginer qu’on ne puisse pas dater précisément mes images, tant dans le moyen de captation que dans les éléments qui les composent.

Crédit : Chloé Sassi

La nudité est omniprésente dans ton travail. Aimerais-tu nous en parler un peu?

La nudité est une excellente façon d’entrer dans des situations d’intensité. En se déshabillant, on enlève toutes les couches qui nous séparent d’une réceptivité corporelle totale. On devient exposé, vulnérable, mais une fois passée cette impression de fragilité, cela peut devenir une émancipation sensorielle merveilleuse. On accepte de se laisser traverser par le monde. On peut sentir la qualité de l’air sur la peau, chaque pore s’ouvre d’un coup à ce qui nous entoure. Je pense que la nudité a le pouvoir de nous ramener au présent.

Par ailleurs, c’est aussi un moyen précieux pour créer une intimité particulière, même en dehors de toute dimension érotique. C’est pour cette même raison que généralement je m’arrange pour qu’il y ait un rapport de réciprocité avec mes modèles : s’iels sont nu.es, dans la neige, je me mettrai nue dans la neige à mon tour. 

As-tu un moment préféré pour créer? 

J’aime l’aube et le crépuscule, comme beaucoup d’autres photographes sans doute.

En dehors de leur lumière particulière, j’ai l’impression que ces instants-là témoignent de manière visible de l’impermanence des choses, du fait que tout est toujours en transition, dans un mouvement continu. Ça les rend d’autant plus précieux que chaque minute est changeante, et il s’agit alors de se rendre plus présent-e à ce qui est en train de se faire. 

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Éclectisme, géométrie et ambiguïtés avec Valentin Fougeray

Le créateur d’images aussi surréalistes que satisfaisantes Valentin Fougeray conçoit sans limitation des formes abstraites fascinantes ou bien détourne des objets du quotidien. D’ailleurs, il semble opportun de pratiquer le lâcher-prise devant les œuvres du photographe français afin de saisir – et d’apprécier – toutes les particularités d’un monde alternatif qui s’ouvre à chaque fois devant nos yeux.

L’architecture, la sculpture, l’illustration et le design l’inspirent au quotidien et l’aident à s’affranchir des codes traditionnels de la photo. L’artiste visuel parisien a répondu à quelques questions.

Allô Valentin! Comment l’art est-il arrivé jusqu’à toi?

J’ai commencé mon parcours professionnel avec des études liées au monde de l’architecture. C’était d’abord une façon de rassurer mes parents qui voyaient le milieu de la photographie comme une vocation instable, précaire et sans doute illusoire, à cette époque où l’ère du numérique faisait tranquillement son apparition. En parallèle de mes études, j’ai nourri ma passion pour la photographie, en évoluant avec des appareils photo de plus en plus «pros».

En 2008, j’ai finalement décidé de me réorienter et d’aller dans une école de photographie afin de faire de ma passion, mon métier. J’avais pu intégrer une formation en alternance dans l’ouest de la France, pendant trois ans. À l’issue de cet apprentissage, j’ai passé le concours de l’école des Gobelins, ce qui m’a permis d’y intégrer la formation photographie en 2012. J’en suis sorti diplômé en 2014. J’ai ensuite assisté divers photographes dont Denis Rouvre que j’ai suivi en France et à l’étranger pendant deux années. Cela m’a permis d’observer, d’apprendre et de gagner ma vie tout en développant mon univers créatif.

En 2016, j’ai arrêté l’assistanat pour me consacrer à ma pratique photographique personnelle, autant sur le plan artistique que commercial. C’est à cette même période que j’ai intégré l’agence POLY qui m’accompagne encore aujourd’hui.

J’ai grandi à la campagne, dans une petite ville vraiment à l’écart des lieux culturels, alors ma seule porte vers le monde de l’art se trouvait dans les magazines que j’allais acheter chez le seul libraire de la ville. Je me suis nourri de ces images imprimées que je décrochais des magazines pour en tapisser les murs de ma chambre. Je dirais donc que ma première expérience avec l’art provient de là, mais aussi de la musique qui a toujours eu une place très importante dans mon quotidien. Je me suis souvent demandé si cette attirance pour l’art n’était pas majoritaire le fruit de cet «isolement culturel».

L’expérience est vraiment un moteur dans ma pratique artistique, car j’aime les incidents qui peuvent emmener une idée vers une autre et créer un sentiment de surprise, de fascination.

Comment définirais-tu ton univers artistique?

Je le définirais par sa recherche d’équilibre, à la fois dans l’utilisation des formes, des couleurs, des matières, des textures et dans la composition. J’aime beaucoup construire, jouer avec les volumes et les espaces alors je suis souvent proche d’une pratique plasticienne. L’expérience est vraiment un moteur dans ma pratique artistique, car j’aime les incidents qui peuvent emmener une idée vers une autre et créer un sentiment de surprise, de fascination.

Esthétiquement, même si j’essaie de m’amuser des différentes approches possibles, on peut retrouver dans mes visuels des échos au surréalisme ou encore à l’abstrait. Tout ça me permet aussi de brouiller les pistes, d’offrir une nouvelle lecture à un objet par exemple, et de jouer sur l’ambiguïté du médium photographique.

Qu’est-ce qui t’inspire?

La musique, omniprésente dans mon quotidien, est une grande source d’inspiration. La peinture, le design et la sculpture le sont aussi. Je me rends compte que les choses les moins figuratives m’inspirent le plus parce qu’elles stimulent mon imagination dans des directions que je ne contrôle pas vraiment et qui s’imposent à moi comme un flux de conscience.

De plus, les choses les plus singulières qui m’entourent ou que je croise dans mes déplacements quotidiens éveillent chez moi des idées intéressantes que je note pour mes futures créations.

Ma curiosité est sans aucun doute ma plus grande source d’inspiration, car elle m’accompagne sans cesse. Elle ne se limite pas à un espace, un support ou encore à un temps donné… Elle est mon quotidien.

De manière plus concrète, je me suis dernièrement intéressé au graphisme japonais des années 50 aux années 80, au design et à l’architecture des années 60 aux années 80.

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3 (+1) questions à Keeyana Ezna

Artiste émergente à l’univers éclatant et ludique, ses dessins sont souvent accompagnés de phrases qui tantôt consolent, tantôt revendiquent. Keeyana Ezna, alias Teenadult, nous invitait chez elle au printemps dernier pour l’épisode 4, lorsque la pandémie entamait son emprise. Elle était alors déjà convaincue que l’art visuel agit comme un baume sur nos anxiétés collectives et elle appréhendait son rôle d’illustratrice et peintre comme étant essentiel.

Depuis, l’artiste visuelle n’a cessé de créer et de captiver son public, tout en soulignant les luttes antiracistes et les réalités des personnes noires avec autant de gaieté que de détermination. Les émotions affluent à la vue de ses personnages charismatiques, et c’est tant mieux. Entrevue.

2020 s’achève enfin! Comment vas-tu?

Ça va super bien honnêtement! Je me considère assez chanceuse artistiquement. Pas nécessairement en matière de travail, mais pour ma créativité. On dirait que, pour le moment, mon cerveau ne s’use pas. Je ne me remets plus trop en question et je fonce. D’ailleurs, j’aimerais beaucoup travailler sur une grosse collection de toiles que je sortirais pour mon anniversaire, en avril 2021, mais c’est à suivre. Sinon, j’ai encore quelques contrats. 

De célébrer la joie noire, de l’illustrer, c’est politique. 

Récemment, tu as beaucoup dessiné d’œuvres engagées en faveur des personnes Noir.es et du mouvement Black Lives Matter.

Je pense que tout ce que je dessine part d’une émotion que je ressens. De là, dessiner m’aide à la comprendre davantage et à mieux la digérer, je crois. Je ressens aussi énormément le besoin de communiquer avec les gens qui me suivent à travers mes dessins. Cette année a été super difficile en ce qui concerne le mouvement Black Lives Matter et la lutte antiraciste en général, donc je veux que toutes les personnes noires qui aiment et voient mon travail sachent qu’elles ne sont pas seules.

Je pense qu’il est aussi important pour moi de rappeler, à travers des œuvres ayant des messages de joie et de care, que d’être noir-e, ce n’est pas exclusivement la lutte antiraciste et les moments de tristesse et de colère. De rappeler qu’on vit et qu’on mérite des moments de joie. De célébrer la joie noire, de l’illustrer, c’est politique. 

Qu’est-ce que tu aimerais voir émerger à la suite de cette année houleuse? 

Une prise de conscience générale chez les gens, ainsi que beaucoup de bonheur pour tous-tes. Je pense que tout le monde doit apprendre de cette année. On a dû et on doit continuer à faire beaucoup de sacrifices. On a développé, je crois, et on a doit continuer de faire preuve de plus d’empathie. 

Quel serait ton projet de rêve? 

Je pense que mon projet de rêve, pour le moment, serait de vendre des vêtements confectionnés par moi de A à Z. Mais, pour ça, je vais devoir apprendre à coudre! [rires]

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Oui, c’est elle qui a réalisé la pochette de l’épisode 4!

Artiste coup de cœur: Thaïla Khampo

L’illustrateur montréalais multiplie les contrats et parvient à façonner des mondes chatoyants pour des clients aussi variés que Roots, Fizz, Cacao 70, Tangente Danse ou encore Le Devoir.

Thaïla Khampo dessine depuis l’enfance et a suivi des études en arts visuels. Pourtant, c’est d’abord en tant que designer graphique que le créateur sévit. «Mais après 6,7 ans, je trouvais que je faisais du surplace et je n’avais plus de passion pour le métier, rapporte-t-il. J’avais un peu ce que l’on appelle le syndrome de l’imposteur! Je me suis dit qu’il est temps de faire quelque chose que j’aime et qui me donne une raison d’être.»

L’artiste précise que quelques sacrifices ont dû être faits lorsqu’il a opté pour l’illustration à temps plein, mais que ce changement de cap en a valu la peine. «Ça a pris du temps pour que ça prenne forme, mais c’était le bon choix à faire. Et maintenant les choses se déroulent assez bien.» Prolifique, Thaïla Khampo jongle désormais entre des commandes et des séries personnelles.

Souvent en mouvement, les personnages qu’il conçoit sont joueurs, amicaux, parfois minimalistes, voire un brin surréalistes, tout en réussissant à frapper l’imaginaire d’un large public. De plus, difficile de ne pas adhérer à la composition satisfaisante de ses dessins! Une compétence sans doute rapportée de sa pratique en design.

Sa démarche artistique se veut également exploratoire et affiche une versatilité assumée: son style et sa palette varient selon le rôle que remplit une œuvre. «J’aime l’idée que le style évolue, mais que l’essence du propos reste la même. Pour ce qui est de la forme, j’ai un penchant pour des lignes claires et épurées, admet l’illustrateur. Je travaille souvent les images en fonctions des demandes et j’explore à partir de là.»

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Artiste coup de cœur: Audrée Brunet

Audrée Brunet a débuté la photographie numérique il y a 4 ans en s’essayant d’abord à l’autoportrait avant d’intégrer des modèles à sa pratique. Mais c’est sa rencontre avec le médium argentique qui lui fait véritablement découvrir son créneau artistique.

«Depuis, je ne fais que ça, déclare avec enthousiasme Audrée Brunet. J’ai expérimenté avec des films expirés, j’ai fait des films soupes et je travaille présentement sur une série de photos Polaroid que j’endommage avec de l’eau pour créer des résultats de ‘decay’. J’ai mon petit carnet dans lequel je commence à prendre des notes de tout ce que j’expérimente. Le côté que j’aime beaucoup avec le film, c’est manipuler concrètement la photo.»

Comme pour beaucoup de créateur-ices, prendre des photos des autres revêt un aspect thérapeutique pour l’artiste. De nature reservé-e et observatrice, son angoisse des interactions sociales est sans cesse mise au défi lorsque vient le moment des prises de vues. «Ça m’aide à travailler cette lacune que j’ai chez moi!»

Ce qui l’inspire à fabriquer une image? Un mélange d’émotions tangibles et instantanées qu’iel mélange à des idées abstraites qui s’entremêlent dans ses pensées. Le résultat est sensible, onirique, en plus de la dimension intemporelle véhiculée grâce à la photographie analogue.

«J’aime m’imaginer des scénarios de comment je vais me sentir ou comment je me sens lorsque je prends une photo. Par exemple, la photo des nénuphars que j’ai prise avec un film expiré a été prise une journée où j’avais simplement besoin d’être seul-e. Je suis allé au Jardin botanique et j’ai fumé des cigarettes sur le bord d’un petit ruisseau un peu éloigné de tout le reste. Il faisait beau, le son de l’eau était réconfortant et calme et c’est ce qui dégage le plus selon moi de cette photo.»

Avec les portraits, son processus diffère un peu. Audrée confie s’adapter davantage aux expressions des personnes qui posent, à leurs sentiments, leurs états d’âme. «Ce sont elles et eux qui m’inspirent.»

Pour l’avenir, l’artiste n’est certain-e que d’une chose: la routine ne l’intéresse pas. Audrée espère voyager dès que possible, son regard aiguisé et sa caméra semblent déjà prêts à documenter les expériences et rencontres.

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Frédérique Duval: les accalmies créatives

L’artiste, qui sévit sous le pseudonyme Ma main au feu, réalise des illustrations aux couleurs et aux sommets explosifs. Depuis son appartement du quartier Verdun, elle dessine, confectionne des fanzines autant qu’elle compose de la musique. L’art s’impose comme un baume essentiel dans sa vie.

«Ma main au feu a commencé pendant une période d’autocombustion, raconte celle qui, à la fin de son baccalauréat en arts, travaille à un rythme effréné, s’accorde peu de temps de repos et prend malheureusement le chemin de l’épuisement professionnel. J’ai compris pourquoi le terme burn-out évoque la brûlure: mon corps était un feu de fatigue, mes mains trop douloureuses pour faire quoique ce soit. L’expression ‘mettre sa main au feu’ m’a marquée dans ce temps-là, exemple fort de conviction en comparaison au doute que je vivais, et clin d’œil à mes mains fatiguées.»

Elle s’éloigne ainsi d’une pratique qui impliquait de longs processus (céramique, sérigraphie, etc.) et qui explorait le lien entre le corps et l’espace habité. Un nouvel ADN artistique s’impose spontanément à elle.

Une déclinaison d’identités créatives

À partir de 2013, Frédérique Duval explore l’autofiction sous forme de bande dessinée assez minimaliste. «Juste du papier et un stylo noir, c’est tout, insiste la créatrice.

Une épopée tragicomique qui l’amène pendant plusieurs années à dessiner de façon constante. «À mon rythme, je produisais à nouveau quelque chose, et j’y exprimais l’anxiété et l’absurdité de la vingtaine et du milieu artistique. Ça a été une révélation de m’éloigner du monde de l’art et de reprendre contact avec la création de la maison, en y rattachant mon processus de guérison, et surtout, sans que ce soit compliqué.»

Je dessine et je compose des paysages ou des structures sonores qui m’amènent à fixer une forme de paix et de résolution.

De nature casanière et réservée, Frédérique s’enivre toutefois de culture et développe un fort intérêt pour la marge. «Pour les outsider artists, les pratiques cachées ou éphémères comme l’art postal, les zines, la musique new age», dit-elle.

À son tour, elle s’approprie l’univers du fanzine et imprime notamment son webcomic intitulé Ma main au feu. «J’ai aussi commencé à faire des nouveaux projets comme ma série Mountain Dwayne, garçon-montagne, sous ce même format que je trouve libérateur. Tout d’un coup, c’était facile pour moi de diffuser physiquement mes projets de façon abordable.»

Après avoir plongé dans l’univers de la publication indépendante, c’est le métier de bibliothécaire qu’elle part apprendre sur les bancs de l’école. D’ailleurs, la littérature semble lui sourire puisque certains de ses dessins ont accompagné des recueils de poésie ou encore la revue de création littéraire Le Pied.

Des cimes hautes en couleur

L’artiste se concentre désormais sur l’illustration au crayon de bois, et sur sa musique [avec les projets Fumerolles et Avalahm], embrassant sans faille son rôle de créative versatile et pluridisciplinaire. «Depuis deux ans, j’ai aussi formé un petit « club postal’ » d’une quarantaine de personnes qui acceptent de correspondre entre-elles chaque saison. Je ne m’attendais pas à ce que ce réseau perdure et se développe à ce rythme, mais ça m’apporte beaucoup d’inspiration!»

L’univers visuel bariolé qu’elle créée emporte ses spectateurs sur des sentiers montagneux qui semblent tout droit sortis d’un songe. Des mondes sismiques et émerveillants qui vont de pair avec les sonorités éthérées qu’elle conçoit. «Je me suis toujours sentie divisée entre mes intérêts, mais de plus en plus, ils se développent en symbiose, analyse-t-elle. Le caractère multi – ou anti! – disciplinaire me permet de ne jamais voir de limite et de laisser la chance aux choses de s’influencer entre elles.»

Cultivant ses différents talents, il semble bel et bien exister de pont entre ses œuvres auditives et visuelles, une sorte de résonance au fort potentiel émotionnel. Autant en musique qu’au dessin, son travail actuel s’intéresse aux notions d’apaisement et de guérison, en plus de sa grande fascination pour la nature et notre relation avec celle-ci.

«Je dessine et je compose des paysages ou des structures sonores qui m’amènent à fixer une forme de paix et de résolution. C’est une quête d’équilibre entre lumière et mystère, entre le calme et l’inquiétude, qui se déploie dans la narration libre et onirique formée des différents éléments: une montagne, un serpent, une fenêtre, un regard.»  

L’artiste travaille présentement sur un roman graphique qui abordera, entre autres, le trouble obsessionnel compulsif (TOC), une condition dont elle est elle-même atteinte. Elle espère que son coup de crayon bienveillant saura offrir une représentation plus réaliste, plus sensible de ce trouble. Elle se sent prête à balayer du revers de la main les clichés et à créer pour apaiser.

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Véronique Buist: à l’assaut des paysages brodés

Broderie et papier convergent grâce à l’artiste multidisciplinaire Véronique Buist. Son intérêt se porte essentiellement sur le paysage, au sens propre comme au figuré, et à son interprétation. Empreintes de poésie, ses œuvres nous font voyager à travers des formes parfois étonnantes et des couleurs, qui, tissées ensemble, nous racontent une histoire tout en relief.

«Si mon travail est majoritairement considéré comme abstrait, on peut toutefois retracer de nombreuses influences organiques et figuratives directement inspirées de la nature», confie celle qui travaille également en tant que fleuriste et cultive sa relation avec le végétal au quotidien. Ce n’est donc pas un hasard si plusieurs de ses séries entretiennent un lien étroit avec les éléments naturels et leurs variations.

La majorité des pièces qu’elle produit débute avec un fait, un événement qui la happe et la pousse à façonner une nouvelle représentation du sujet. Après avoir puisé dans son ressenti, la créatrice nous propose de plonger dans sa lecture personnelle du monde. «Je me plais à dire que je fais de la traduction de paysages et de concept», résume-t-elle.

bureau des glaces, 2020

Broderie intuitive

Lorsqu’elle termine son cursus à l’école des arts visuels et médiatiques de l’UQAM en 2010, Véronique Buist n’assume ni n’exploite son rôle d’artiste immédiatement. À cette période, elle ressent le besoin de se connecter à son intuition et de retourner à une création pour le plaisir et sans aucune attente. Ses pérégrinations créatives lui font éventuellement comprendre que l’art fait partie intégrante de son identité.

«Cette spontanéité m’est d’ailleurs apparue avec la broderie qui était, à ce moment-là, un simple passe-temps pour m’occuper la tête et les mains, se souvient Véronique. Depuis 2012, j’ai développé de façon autodidacte différentes façons d’exploiter les points de base traditionnellement utilisés sur tissu.»

Sa pratique prend un véritable tournant en 2018, avec la découverte de l’Atelier retailles, spécialisé en papiers créatifs et qui promeut l’expérimentation avec la matière. «Je cherchais alors à obtenir un papier qui était de la même teinte que mon fil à broder pour obtenir un ton sur ton parfait.» Finalement, elle y entreprend une résidence créative où elle apprend les rudiments de la fabrication du papier artisanal aux côtés de la fondatrice du projet, Sophie Pelletier-Voyer.

J’en suis venue à intégrer le papier comme un élément de création plutôt qu’un simple support.

Une évidence s’impose rapidement à elle: le papier détient désormais une place centrale dans son processus créatif. «Je suis devenue une espèce de “paper monster”, s’amuse l’artiste visuelle. En comprenant comment fabriquer le support, j’en suis venue à intégrer le papier comme un élément de création plutôt qu’un simple support. Et la majorité de mes œuvres sont maintenant produites sur du papier qui passe par l’Atelier retailles.»

Paysagisme, 2020.
roches-montagnes, 2020.

Elle indique que la série «ton sur ton», où le papier est fabriqué uniquement à partir de son propre fil à broder, est l’une de ses séries phares. Toutefois, la créatrice continue d’explorer d’autres fibres et d’autres ajouts au papier.

«La série «paysagisme, les plans», créée au printemps dernier, est une série de jardins imaginaires avec de la gouache et broderie, ajoute-t-elle. Une autre série récente apparue en plein confinement est «roche-montagne», qui reprend l’idée du dessin d’observation de paysages et d’éléments naturels, ici transposé en broderie sur papier. C’est en quelque sorte une technique de dessin qui remplace le crayon par l’aiguille. Autrement, j’ai vraiment aimé concevoir l’installation «fight, flight, freeze, fawn (ou comment se montrer conciliant dans le but d’apaiser et de se protéger soi-même)» l’été dernier.»

Le papier et ses multiples possibilités

Cet été, l’artiste a également mis sur pied une installation in situ intitulée «fungi», en collaboration avec Sophie Pelletier-Voyer, pour l’exposition Aire de jeux au Livart. Il s’agissait de plusieurs petits papiers brodés sur socle à la manière de champignons. «La perspective de présenter des œuvres au mur sans encadrement, amovibles et interchangeables selon le lieu, ouvre une perspective sculpturale dans mon travail que je souhaite continuer à explorer», indique celle qui voit le potentiel du papier surpasser son format en deux dimensions.

Performance de broderie, 2019. Crédit: Geneviève Moreau

Somme toute, à chaque nouvelle pièce, l’artiste tâche de décloisonner l’usage du papier, presque tout le temps considéré comme canevas de départ, comme base. «En fabriquant soi-même le papier à partir de la fibre, le papier devient oeuvre», souligne Véronique.

Cette année particulière a évidemment chamboulé les projets de l’artiste: sa participation à une exposition collective aux États-Unis a été annulée, les foires ont été reportées, sans parler des centres d’art fermés ou bien ralentis par les mesures sanitaires. Qu’à cela ne tienne, l’artiste a investi le développement de son site web, de sa boutique en ligne et continue de donner vie à ses nombreuses idées. L’amour du territoire et ses richesses semble continuer d’orner ses broderies inusitées. «Alors qu’habituellement j’applique aux appels de dossiers pour exposer avec des intentions de projets, je vais plutôt fonctionner à l’inverse en créant un corpus d’œuvres cohérent, à la recherche éventuellement d’un espace de diffusion où l’exposer.»

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Détail de lichen, 2020.

3 (+2) questions à Guillaume Vallée

Réalisateur de films expérimentaux, Guillaume Vallée développe une esthétique étrangement intemporelle à travers un art visuel peu populaire. Le cinéaste ravit notamment les amateur.ices de glitch avec une production d’images en mouvement, souvent manipulées ou distordues, où une poésie en filigrane se déploie autour de sujets, pour leur part, bien tangibles.

L’artiste met en lumière la pellicule et ses possibilités, un objet qui mérite encore notre attention à l’ère du tout numérique. Dans ces œuvres étonnantes, l’imperfection est reine et la trace du créateur se fait ressentir. Après une brève rencontre dans l’épisode 4, on reprend contact.

Kinski wanted Herzog to direct but he turned it down, Guillaume Vallée, 2017.

Parle-nous un peu de ton médium, la vidéo.

Je travaille principalement sur pellicule Super8, 16mm et vidéo analogique, depuis plus de dix ans. Mon rapport aux médiums que j’utilise s’est développé à travers leur matérialité. Je m’inspire de l’animation expérimentale et du cinéma structurel. Ma pratique est processuelle, et l’expérience ainsi que les découvertes issues de mes recherches me nourrissent. En fait, je tente de faire sens avec la technique.

En intervenant directement sur l’émulsion filmique, avec la peinture ou les traitements chimiques, je laisse une place importante à la possibilité de l’accident et à ma propre physicalité. Je trouve intéressant de rendre les mécanismes de création explicites, d’assumer intégralement le médium que j’utilise, en ne me limitant pas uniquement au cadre, mais à son entièreté; aux perforations, à la bande sonore optique, au cadre/hors-cadre, etc. De la même manière que l’animateur tchèque Jan Svankmajer, qui m’inspire depuis longtemps, lorsqu’il laisse ses traces de doigts sur l’argile de ses figures animées. La trace indicielle devient évidente pour les spectateurs et ajoute une touche conceptuelle à l’œuvre.

J’utilise régulièrement des images d’archives [cinéma dit de «found footage»] afin de les recontextualiser à travers une altération physique, un remontage et une rephotographie. Je m’inspire notamment du travail d’Al Razutis et de ses film/video hybrids, où il y a de multiples passages entre la pellicule et la vidéo. Il s’agit d’un processus créatif qui permet une exploration très poussée des limites médiatiques. Les dispositifs mis en place pour la création de ses films/video hybrids me sont utiles lors de mes performances audiovisuelles, en travaillant différents moyens de projection et de rephotographie dans un contexte live

Guillaume Vallée. Crédit photo: Sarah Seené.

Quels sont les enjeux que tu rencontres en tant que cinéaste expérimental?

Au Canada, nous avons la chance d’avoir des possibilités de financement des Conseils des Arts pour les pratiques dites expérimentales et des centres d’artistes qui appuient ces créateur-ices, comme Vidéographe et Main Film. Mais les bourses sont difficiles à obtenir, donc on doit régulièrement autofinancer nos propres réalisations.

Pour ma part, j’opte pour une pratique DIY [Do-It-Yourself], en utilisant des outils technologiques qualifiés de «désuets» par l’industrie. La pellicule est dispendieuse, je tourne donc régulièrement en Super8 parce que c’est plus abordable. Je développe ensuite mes pellicules à la main, dans ma salle de bain, où un puits de lumière est bouché avec des draps noirs. J’aime altérer l’émulsion, en développant les images de façon artisanale dans des seaux et en solarisant le tout à la lampe de poche. Il me faut ensuite faire numériser les pellicules à Toronto pour avoir la meilleure qualité d’image possible.

On a inculqué aux jeunes garçons beaucoup de comportements malsains qui n’ont fait qu’accroître leurs complexes physiques et psychologiques. Par exemple, l’idée qu’un homme ne doit pas se montrer fragile ni ne peut verser une larme ou encore demander l’aide d’autrui.

Le bulbe tragique, Guillaume Vallée, 2016.

Difficile d’éviter la question: est-ce que 2020 a eu un impact sur ta démarche artistique? Comment traverses-tu cette année si particulière?

Comme pour bon nombre de personnes, cette période est très stressante. Je suis tout de même heureux de traverser le confinement avec ma douce amoureuse, l’artiste visuelle Sarah Seené. On s’accompagne et on tente de s’inspirer mutuellement durant cette épreuve! Pour les artistes, c’est difficile. On a l’impression que la culture s’effondre devant nos yeux et la situation est encore plus précaire qu’à l’habitude. Pour ma part, l’aide financière du gouvernement a été d’un grand secours. Mon fils de 9 ans, William, est chez nous une semaine sur deux et, étant donné que l’école a été fermée jusqu’en septembre dernier, nous avons passé beaucoup de temps ensemble. J’ai pu continuer la création artistique chez moi, dans mon studio, ce qui m’a permis une flexibilité supplémentaire en cette période instable.

Les récentes vagues de dénonciation ont aussi amené leur lot d’émotions. Je m’intéresse et m’informe de plus en plus sur les conséquences du patriarcat et sur mon éducation en tant qu’homme. Il y a beaucoup à déconstruire afin de vivre une masculinité saine et cette remise en question constante m’apparait plus qu’essentielle. L’année 2020 nous a permis, ma partenaire et moi, de discuter avec William de ces différentes problématiques sociétales afin qu’il soit conscient de leur existence, afin qu’il y réfléchisse. Nous voulons l’outiller à comprendre comment il peut contribuer à une société plus saine et bienveillante. 

Vidéoclip de Cédrik St-Onge réalisé par l’artiste.

Tu nous invitais justement en avril dernier dans ton atelier alors que tu travaillais sur un projet intitulé Monsieur Jean-Claude. Tu y décortiques apparemment le concept de masculinité… 

Oui, Monsieur Jean-Claude! Le film vient tout juste d’être terminé. Voici le synopsis, pour vous donner une piste de lecture: 

Jean-Claude Van Damme est de retour, et cette fois c’est personnel! 72 photogrammes construits à partir d’une bande-annonce sur 35mm de l’opus de JCVD The Quest (1996). Un réexamen de mes conceptions de la masculinité à travers la déconstruction des images vues à répétition durant mon enfance. 

Il y a encore de nombreux tabous autour de la masculinité. Quand j’étais jeune, j’adorais les films d’action et Jean-Claude Van Damme était mon acteur préféré. Il est une figure de loup solitaire, musclé à bloc, sauveur et capable de se sortir de tous types situations improbables. Ses rôles véhiculent des comportements misogynes et machistes qui ont toujours comme récompense une femme hypersexualisée. On nous a toujours appris à aimer ces personnages! On a inculqué aux jeunes garçons beaucoup de comportements malsains qui n’ont fait qu’accroître leurs complexes physiques et psychologiques. Par exemple, l’idée qu’un homme ne doit pas se montrer fragile ni ne peut verser une larme ou encore demander l’aide d’autrui. Ces injonctions nourrissent un modèle patriarcal qui est toxique pour tout le monde.

Monsieur Jean-Claude, Guillaume Vallée, 2020.

Avec Monsieur Jean-Claude, je souhaite désacraliser la persona de JCVD, en utilisant une boucle de 72 photogrammes à répétition, sur pellicule 16mm, une scène où il effectue son coup de pied-signature. J’y ai également inclus sa voix, tirée du film Bloodsport. J’en ai extrait tous les passages où Jean-Claude Van Damme exprime une vulnérabilité ou qu’il fait preuve de sensibilité par exemple lorsqu’il s’exclame: «I’m sorry», ou bien «I love you my friend».

La musique du film a été composée par mon collaborateur cosmique, Hazy Montagne Mystique. Le son a été transféré sur pellicule 16mm (son optique imprimé sur la pellicule, à côté de l’image), afin que je puisse retravailler manuellement le son. Certains extraits musicaux du film Bloodsport ont été inclus. La musique des scènes de combat change en fonction de l’état du protagoniste. Je l’ai donc extrait lors des scènes où JCVD perd un combat ou est violemment frappé par son adversaire. Je voulais que ce film soit mon rituel de désacralisation d’un stéréotype toxique. J’ai eu la chance de réaliser le film lors d’une résidence de création durant une année chez Main Film (La Manufacture de Films) de 2019 à 2020 avec le soutien financier du Conseil des Arts du Canada.

Monsieur Jean-Claude, 2020.

Quels sont tes projets en cours? 

Je reviens tout juste d’un séjour à Saturna Island, en Colombie-Britannique, où j’ai suivi une formation sur la vidéo stéréoscopique (vidéo 3D) avec Al Razutis, un artiste fabuleux qui travaille l’image expérimentale depuis plus de 50 ans. Fortement inspiré par nos discussions et son apprentissage, je me suis muni d’une caméra 3D et j’ai entamé une série de projets pour explorer l’hybridité analogique et stéréoscopique. Je prépare actuellement une demande de bourse pour réaliser un essai documentaire sur la pratique d’Al Razutis, sur l’art holographique et le cinéma 3D au Canada. Si seulement les gens avaient connaissance que dans son studio, sur une île de 250 habitants, entre Vancouver et Victoria, est hébergée la plus grande collection d’art holographique au Canada! 

Je travaille également sur un projet de vidéoclips pour le groupe Ce qui nous traverse (projet de Paul Karazivan et Hubert Gendron-Blais), en collaboration avec la vidéaste Larissa Corriveau. Un projet fascinant sur la municipalité québécoise de Sainte-Barbe.

De plus, je développe un court-métrage sur mon fils William et ma paternité. Encore une fois, le projet traitera des conséquences du modèle patriarcal pour les hommes, en relatant de façon poétique le développement de ma relation avec mon fils à travers les différentes épreuves que j’ai dû subir au cours des dernières années. J’aborderai les thérapies, le sentiment d’injustice, les groupes de parole, la reconnaissance ou encore l’amour d’un père pour son enfant (chose qui est souvent minimisée par notre société). Ce projet est ambitieux et j’ai conscience que je devrai être prudent dans ma façon de présenter mes ressentis, sans démoniser, afin que d’autres pères puissent se reconnaître dans mon expérience.

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